« Pourquoi JE grave » et « Pourquoi graver », ce n’est pas exactement la même chose même si, naturellement, les deux questions sont liées.
L’une renvoie à celui qui grave, la personne, et trouve racine dans son vécu ; JE grave parce qu’il se love au fond de la cuvette, s’y parle, cherche son identité avec et dans ce qui advient. Dans l’épreuve, c’est son Histoire qui se raconte et qui se donne comme une lecture intime du monde. Et la valeur d’universalité qui y est par force présente, tant il est vrai que JE c’est aussi les autres, n’est pas à ce moment l’enjeu primordial.
L’autre nous interroge sur le choix qui est fait d’un certain mode de production de l’œuvre (processus créatif, techniques, nature de la production…). Bien entendu ce choix trouve son fondement dans le parcours de l’individu qui le fait. La Gravure, dans tous les sens du terme -l’épreuve et ce qui lui a donné naissance- apparait alors comme une émanation identificatrice du graveur. Mais au-delà de cette (presque) évidence, il reste la pertinence théorique -historique ?- des caractéristiques spécifiques du medium.
Pour une certaine légèreté
Dans la mesure où à partir d’une matrice on peut obtenir un nombre -plus ou moins- important d’exemplaires -plus ou moins- identiques, l’(les) œuvre(s) obtenue(s) -les épreuves- prennent un singulier caractère de légèreté. Mais graver ce n’est pas, comme on l’a dit parfois pour faire un mot : « pas grave ! ». C’est plutôt un accès à la légèreté du coeur, peut-être à une dimension ludique, dans le domaine de l’Art longtemps empreint de pesanteur -l’unicité sacrée du chef-d’œuvre. Dans l’Estampe il est possible d’être sérieux sans se prendre au sérieux alors même que la position excentrée de la Gravure dans le champ des arts visuels est stratégique pour construire un englobant esthétique. Car situé aux confins de l’artisanat, muni de son humilité et de son expérience kinesthésique, le graveur aborde le corps artistique de l’intérieur, depuis l’abdomen, dans une dynamique centrifuge.
Le ventre de la gravure serait donc de pouvoir penser l’Art dans son ensemble sans être en surplomb, sans porter le poids d’une conception idéale de l’œuvre et de l’artiste, et en mettant en place des démarches expérimentales permettant de s’interroger et de tenter de construire des réponses à ce qui interpelle tout être humain et qui nous constitue : la mémoire, l’identité individuelle et la nature humaine, le rapport au temps, à l’espace, à la nature …
Tous les possibles
Ainsi les procédés propres à la Gravure jouent tout leur rôle de distinction. Car de la Figuration à l’Abstraction, de l’Estampe la plus Maniériste à la plus Conceptuelle, de la Gravure la plus ancienne à la plus contemporaine, il existe un lien puissant entre les œuvres imprimées et leurs créateurs malgré leur diversité et leurs différences. La conscience d’appartenir à un univers hors du commun crée une forme de fraternité virtuelle et incertaine qui transgresse les limites du temps, de l’espace et des catégories pour en réunir les acteurs.
Il sera ainsi admis la recevabilité de toute proposition et l’évaluation positive de l’œuvre gravée ne se fera plus guère en fonction de l’adhésion à quelque théorie a priori ou parce que les options plastiques se montrent conformes à un axe esthétique privilégié alors. La qualité d’un projet gravé serait donc définitivement celui de l’ouverture et celle de la recherche d’une réponse pertinente à une question librement élue par l’artiste comme essentielle dans la progression de son travail -sans doute pour se comprendre, comprendre le monde et la relation qu’il entretient avec lui.
La vraie matérialité
Or, avant même les représentations qui projettent l’image mentale dans l’œuvre, et qui y sont en construction, existe la réalité des matériaux utilisés dans le travail concret du graveur : la matière de la matrice, comment elle réagit aux opérations directes ou indirectes qu’elle subit, le papier et les paramètres de réalisation de l’impression-humidité, nature des encres, pression des rouleaux… Et dans la mesure où tout cela est mis à distance de l’artiste par le fait de la latence entre la phase de fabrication de la matrice et le temps du tirage, et sans doute davantage par la liberté qu’elle semble prendre avec ce qui était prédit lors des différentes impressions, la gravure s’autonomise du projet et du geste de l’artiste, et du statut d’image, pour faire irruption dans le réel et y revendiquer son identité de créatrice de réel. En échappant à toute prédestination, la gravure manifeste sa principale qualité qui est celle d’une réalité concrète supérieure, indépendante et déterminante qui fait cohérence avec l’ensemble des facteurs de la création artistique et qui constitue la source d’une énergie immanente.
Nous comprendrons ainsi pourquoi la recherche technique de textures et d’effets plastiques prend une place si importante dans la Gravure contemporaine ; obtenir les matières les plus multiples et variées, le rendu le plus précieux et séduisant, mettre en valeur la complexité et la virtuosité du travail devient alors un objectif premier.
Il reste que dans la cuvette ne réside pas tout à fait et exclusivement la vraie matérialité, celle du matériau lui-même, brut. Il y a en ce lieu tension entre cette nature matérielle qui émerge dans la plaque gravée, révélée par l’épreuve, et ce qu’elle montre : de l’image. La vraie matérialité est de l’ordre du réel. C’est l’espace naturel, c’est-à-dire vierge de toute action humaine, de la marge du papier. Cet espace périphérique, qui est à la fois dans et hors de la gravure, est un lieu qui questionne ce qui est au centre en tant que fiction -comme la Gravure questionne le champ des arts visuels. Le questionnement, l’incertitude du doute, se met en place ainsi entre cuvette et marge dans un échange entre réalité et fiction, pour donner sens au mouvement du projet de la gravure dans sa totalité. Après, les éléments de réponse sont sans doute à rechercher par le graveur en se laissant prendre « en sandwich » entre la matrice et le papier au cours de l’impression.
Gravure et texte
Car il est bien question ici du sens, signification et orientation, qui est celui du travail de la Gravure et de la gravure elle-même. Et parfois ce n’est pas tout à fait le même, tant il est vrai que la créature échappe souvent quelque peu à son créateur… L’Estampe montre encore ici sa faculté à se rendre autonome.
Or le sens de la Gravure, constitutif de l’oeuvre gravé d’un artiste, est parfois explicité par la fonction d’une gravure qui est posée en référence à un texte narratif, poétique… Dans l’Illustration qui lui est un des rôles attribués historiquement (après celui d’Interprétation ?), la gravure est alors subordonnée au texte. Cela par principe, même si parfois sa qualité plastique fait qu’elle prend le pas sur lui. Cependant, comme dans d’autres domaines des arts visuels, l’âge moderne a voulu faire abandonner à la Gravure sa finalité narrative littéraire de commentaire « en image » d’un texte, d’un évènement, d’une idée, d’une histoire… La Gravure a dû alors se retourner vers elle-même, vers ses composants propres, ses implications et ses potentialités ; la Gravure doit être totalement plastique et visuelle, et évacuer autant que faire se peut le moindre élément de relation avec l’univers textuel. Cet arrachement idéologique (nécessaire historiquement ?) est forcément remis en cause ponctuellement, abandonné dans certaines situations admises (illustration bibliographique, livre d’artiste…). A ce moment la Gravure étant considérée dans une perspective fonctionnelle, comme un outil de communication ou comme moyen d’enrichir un texte, d’en donner une lecture particulière, est renvoyée à un statut quelque peu artisanal. En tous les cas, en rendant service au texte, elle s’y soumet fatalement.
Mais désormais, la Gravure veut être sortie de cette relation qui peut être vécue comme de dépendance -y compris par rapport aux moyens techniques, supports… Elle revendique son caractère intuitif, sensitif voire sensuel, sa dimension rétinienne et sa volonté non spéculative. Tout se passe comme si l’estampe était un objet identificatoire qui permet à un artiste de manifester un « je grave donc je suis ». Face à face avec sa production le graveur s’y reconnait comme dans un miroir. Tout au long de son évolution il va d’ailleurs se construire lui-même par rapport à son œuvre dans un aller-retour dialectique, comme l’enfant construit sa personnalité en prenant comme modèle le comportement de son entourage. L’exercice de la Gravure serait un éternel « stade du miroir » pour le graveur… Dès lors, au texte aliénant exogène dont s’est débarrassé la Gravure se substitue un texte endogène qui est le récit du graveur par lui-même. Il faut admettre que derrière chaque œuvre gravée il existe un long et ancien discours complexe, illogique, parfois absurde, amoral dans sa violence et son aspect pulsionnel, douloureux, obsessionnel, comique et tragique ; ce discours est clandestin mais n’en finit pas d’être illustré et commenté intérieurement et visuellement par l’artiste. Et la volonté de celui-ci est évidemment centrifuge. Il cherche à s’en éloigner, à surnager sur cette mer agitée de mots et de pensées alors même qu’elle le nourrit, alimente son œuvre ; et ce sont les frottements de l’œuvre visuelle avec sa textualité sous-jacente qui produisent la puissance positive de l’œuvre d’art. Le texte occulte, parfois refoulé ou nié, et l’estampe seraient comme deux plaques tectoniques qui par leurs contacts provoquent le dégagement d’une force sismique.
Ce fonctionnement ne semble pas si répandu dans le champ des arts visuels ; il semble que ce soit une spécificité de la Gravure d’entretenir une telle proximité -mêlée souvent d’hostilité- avec l’espace littéraire. Cela est sans doute dû son Histoire mais également à ses modes fréquents de production (impression multiple sur papier…) et de diffusion (édition, porte-folio…) des oeuvres, et du rapport que « l’amateur » entretient avec elles. Car comme le texte (le livre), la gravure s’adresse à l’intime -un art « à hauteur d’Homme »- ; il semble alors légitime de considérer que l’Estampe est un art ontologique avant tout, qui ne parle au collectif, au corps social, que chez quelques artistes et selon des procédés et des dispositifs plastiques particuliers dédiés (affiche…).
La main, l’outil
Ce lien étroit et distendu plus ou moins clandestin avec le sujet textuel est sans doute masqué par le caractère physique de la Gravure. La recherche ergonomique inhérente à la technique décentre l’artiste du propos descriptif, argumentatif, narratif ou poétique qui pourtant est toujours sous-jacent au travail du graveur et présent en conscience ou non, au point de se poser parfois comme consubstantiel au travail créatif –ce qui est peu admissible en d’autres lieux du champ des arts visuels. Sans être au centre, il pourrait d’ailleurs être considéré comme un des facteurs de lutte contre l’entropie caractéristique d’un acte artistique qui s’appuie fortement sur la transmutation de la matière. Tenter de maîtriser le chaos en perpétuel avènement est ainsi probablement le projet fondamental, dans ce cadre. Néanmoins, c’est bien lors du travail manuel en atelier -sur l’établi- que cette lutte contre la perte, cette résistance à la fuite, va se dérouler. C’est ce qui fait l’orgueil, le plaisir et/ou la souffrance du graveur. Cette virtuosité dans la confrontation avec la matérialité du réel dans lequel il va tenter d’insuffler de l’Esprit, c’est-à-dire l’animer, fait sans doute à ses propres yeux la noblesse de son ouvrage. Son narcissisme est dans sa main et dans l’œuvre de l’outil qui en est le prolongement ; et la fascination est quasi universelle chez les praticiens de cet art pour la qualité artisanale de l’exercice, l’excellence manuelle, l’outil lui-même et ce qui en résulte dans l’estampe.
Le combat n’est jamais achevé pour faire advenir à partir de matières amorphes soumises au désordre du monde une forme vivante, empreinte d’humanité et quelquefois de spiritualité. Et la pensée de l’artiste s’est transmise par la main, puis l’outil jusqu’à la matrice ; l’esprit de l’œuvre retournera vers la pensée par le même itinéraire inversé, par un effet de feed-back, pour alimenter la concrétion identitaire de l’artiste dans l’œuvre. Car l’estampe concrétise en tous ses points, particulièrement les plus ouverts, les interrogations jamais résolues qui définissent le graveur.
Un outil pour penser
La gravure est donc œuvre de l’outil, hautement, modèle paradigmatique des procès de création artistique en relation plus ou moins virtuelle, plus ou moins consciente, plus ou moins explicite, plus ou moins élaborée avec du texte. Mais elle est outil elle-même. C’est-à-dire qu’elle n’est pas une finalité ; comme on considère une épreuve indissociable d’un tirage où elle se doit d’être « justifiée », l’ensemble du tirage devrait être appréhendé comme faisant partie d’une Histoire dans laquelle il fait figure de jalon, parmi d’autres. Car une gravure prend place dans une suite de productions qui marquent une évolution de la pensée de l’artiste. Il y a des allers, des retours, des ruptures, des réactions face au monde et aux oeuvres qui émergent chez lui et chez d’autres. Rarement linéaire, cette vie est une architecture. Dès lors, on ne pourra plus guère concevoir une estampe comme un élément dissociable de ce qui a été, de ce qui est à un moment donné, chez un artiste. Il y a alors un contexte qui s’impose pour nourrir une vitalité sans laquelle il est difficile pour une œuvre de se développer. C’est dire qu’une réalisation artistique, même issue d’une prise en compte et d’une utilisation particulièrement virtuose des composantes de l’oeuvre d’art et des outils, ne prend de valeur c’est-à-dire n’acquiert de pertinence et d’efficience que si elle est elle-même un outil pour initier et motiver le projet de l’artiste. L’œuvre gravée, ouverte et polysémique, est ainsi tout à la fois le résultat et le moyen d’une opération mentale et spirituelle qui la charge d’une tension qui devrait être pérenne, pour donner structure et sens à la démarche artistique. La gravure est un outil de création et un matériau exploitable au même titre que le cuivre, le papier, l’encre ou le burin acéré.
Poétique de la Gravure
Après, l’espace dans lequel l’Estampe nous projette est obscur et lumineux, clair et ambigu, trouble et troublant, mouvant et organisé, fluctuant, entre intérieur et extérieur, soumis aux limites et aux frontières mais les contestant radicalement, sensible au temps qui passe… Le graveur y est à la fois spectateur et acteur :
Spectateur parce qu’il est attentif, aux aguets de ce qui nait naturellement de la matière qu’il travaille ; il ne s’interpose pas entre le geste et sa conséquence. Et cette acuité est un des éléments fondamentaux du processus créatif qu’il met en scène et développe. C’est lors de moments cruciaux, anaérobies, ceux par exemple de sortie d’une plaque d’un bain d’acide ou d’une première impression, que se décide ce qui va suivre, et qui donnera naissance à l’œuvre.
Acteur car bien entendu les mouvements de la matière que le graveur constate sont les siens. Il voit devant lui vivre dans et par le travail plastique qu’il effectue ce qui « remue » en lui, ce qui bouge ; que cela s’agite follement ou que cela se meuve lentement pour prendre solidement sa place, c’est ce qui le définit.
Indicible, hors mots, cela ne peut émerger que de la Gravure, par ce moyen. Le choix ontologique se résout en le choix technique. De ce fait, le commentaire verbalisé qu’un graveur peut faire de son œuvre prend souvent une forme poétique. Comment faire autrement ? Les modes rhétoriques descriptif, argumentatif, narratifs lui semblent insuffisants ou inadaptés pour exprimer la vérité de ses créations. Ainsi la poétisation de son discours lui permettra de rendre compte de son travail, parfois avec de nombreux non-dits, avec des manques et souvent avec maladresse, mais en espérant ne pas le trahir.
D’autre part, cette verbalisation particulière que mène plus ou moins intimement et parfois silencieusement le graveur est évidemment un outil pour se questionner et ainsi élaborer un nouveau projet de cheminement pour avancer. Mais elle affirme aussi la Gravure comme une activité de nature poétique. C’est-à-dire que ce qui y est à l’œuvre est irréductible à la domestication par la règle imposée. Y sont en jeu les questions de résistance, de refus, de recherche des interstices du temps et de l’espace, et de leurs mouvements, pour faire émerger ce qui y est enfoui qui donne forme au réel. Certainement, toujours dans le secret, au-delà des faux-semblants et des doubles fonds Baroques il y a, sinon un enjeu, du moins une volonté de trouver un équivalent plastique universel qui expose et travaille le rapport souvent difficile que l’Homme entretient avec lui-même, avec ce qui l’entoure et dont il fait partie.
Christophe Annoot