Le dessin et la gravure ont en commun la main qui trace ou qui entaille, celle qui estompe son dessin ou qui essuie sa plaque. La taille et le crayon sont cependant différents. Ils procèdent de démarches parfois conjointes, parfois opposées, souvent parallèles. Qu’est-ce qui les différencie ? Qu’est-ce qui les unit ? Peut-on faire l’une sans l’autre ? Telles sont les quelques questions qu’ouvrent ce second forum public de Graver Maintenant.
Après une première contribution proposée qui ouvre cette tribune libre, les autres contributions sont classées par ordre chronologique (de la plus ancienne à la plus récente) en fonction des réponses apportées par tous ceux qui le veulent.
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Graver Maintenant
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Première contribution
De la gravure et du dessin
par Éric Durant
Bien avant ma formation artistique, je dessinais, je ne gravais pas encore. La gravure, la création d’une matrice en vue de produire une image imprimée, inversée et potentiellement multiple, sont advenues plus tard. C’est à l’école des Beaux-arts que j’ai commencé à graver, dans le même temps où j’apprenais, vraiment, à dessiner.
Graver, tracer, dessiner ont sans doute les mêmes origines et sont assurément des expressions caractéristiques de l’humain. Mais qu’est-ce qui différencie dessin et gravure, image dessinée et estampe (image imprimée, estampée) ?
Temporalités différentes
Le temps de réalisation du dessin est instantané : ce que je trace est déjà visible, lisible en tant que dessin, image figurée ou non, qui apparaît sans délai sous mes yeux. Il est ce que je fais. Dans le cas de l’estampe, l’image obtenue l’est en deux temps bien séparés : celui de la réalisation de la matrice ( qui reçoit les premières traces) et celui de l’impression. La matrice contient l’image en devenir, en puissance, non pré – visible. Seuls les creux et entailles sont perceptibles et, qui plus est, en inversion symétrique. Le dessin final n’est pas visible même si les traces du geste qui a gravé sont déjà présentes.
L’image finale peut aussi varier selon la manière d’encrer, la nature du support (papier chiffon ou papier bois, grain, épaisseur, souplesse) et sa préparation (sec ou humide). L’image se présente toujours comme une révélation, une surprise plus ou moins annoncée. Le papier masque la matrice, le report par pression assure l’impression et l’image peut être dévoilée. Le temps d’apparition de l’image est dissocié du temps d’exécution de la matrice (qui n’est alors que dessein) et du temps d’impression par report.
Facilité et complexité
La procédure de fabrication, d’élaboration de l’image différencie clairement dessin et estampe. La complexité du processus de la gravure explique qu’elle soit en général pratiquée plus tardivement que le dessin. Très tôt, dès l’enfance, on découvre le plaisir du tracé, du gribouillis, du dessin. C’est une expression graphique des plus faciles à mettre en œuvre car un simple crayon, une feuille de papier suffisent. L’immédiateté du tracé qui rend visible l’énergie du geste fascine et amuse le jeune enfant bien avant que ne soient décelées et exploitées les possibilités de représentation et de signification.
L’apprentissage du dessin n’est pas tant dans la maitrise technique des outils et supports que dans la lente et profonde transformation du regard, la construction progressive d’une intelligence visuelle. Le dessin en tant que pratique d’expression dépasse largement la question de la technique. Quelques heures suffisent pour savoir utiliser un fusain ou une craie mais des années sont nécessaires pour développer le sens des proportions, la compréhension des valeurs visuelles du monde visible, le sens de l’expressivité par la composition et les rythmes, et une culture des signes qui permettra de développer un véritable vocabulaire expressif. Véritable éducation du regard, cet apprentissage continu et régulier nécessite une lente maturation et aussi la confrontation aux œuvres existantes pour conduire à la maitrise d’un mode d’expression simple et terriblement efficace qu’on appelle dessin.
De la pratique du dessin
Pour des raisons historiques (reproduction et diffusion des œuvres d’art) les techniques de l’estampe sont apparentées à celle du dessin, bien que les outils utilisés soient bien différents. Elles offrent des possibilités expressives très tôt remarquées, valorisées et exploitées par les artistes (Rembrandt, Goya, Degas, Matisse, Picasso…). Ce qui différencie les estampes artistiques des estampes « industrielles » c’est bien sûr les conditions de diffusion mais aussi les qualités plastiques et formelles qu’elles proposent au regard. L’artiste graveur n’est pas simplement un artisan graveur, il se veut artiste. Au delà de l’élaboration artisanale, qu’apprécient tous les graveurs et qui les distinguent des infographistes, par exemple, il y a donc l’exigence d’une qualité artistique de l’image obtenue. Cette plus-value est liée à la sensibilité, au talent et à la compétence plastique de l’artiste créateur. A ce titre la pratique du dessin, au sens large, est primordiale en gravure, qu’il s’agisse du dessin d’observation, du dessin d’intention ou du dessin d’expression (indépendant de toute figuration).
Dessiner c’est mettre en relation, organiser, rythmer les valeurs plastiques qui définissent formes, volumes, espace selon une logique picturale et à des fins expressives. Dans cette maitrise indispensable des enjeux formels propres aux arts du dessin, celle du dessin d’observation a une place particulière et significative.
Au delà du plaisir de tracer, dessiner renvoie naturellement à l’observation du réel. Dessiner c’est rendre visible, lisible, le visible. Le dessin, par la pratique continue et régulière de l’observation et de l’analyse visuelle, aiguise l’acuité du regard, affine la perception et développe la compréhension de la phénoménologie de la vision. Il aide à mieux voir le monde, à percevoir les relations et à affirmer ses propres capacités de perception.
On devrait déplorer davantage (on commence à le faire…) la dévalorisation de l’apprentissage du dessin dans les écoles d’art et dans les cours d’arts plastiques. Car cet apprentissage permet un approfondissement de la relation objective, mais aussi intériorisée, au monde sensible. À l’ère de la démultiplication intensive des images mécaniques et de l’hybridation constante des formes d’expression, dessiner pourrait nous préserver des risques de l’indifférenciation généralisée où toute image semble se valoir, mais aussi des inconvénients d’une réduction de la créativité à un jeu de collage-pillage si fréquent (et si facile). La pratique du dessin nécessite du temps, des efforts, de l’humilité, un oubli de soi qui inverse la propension générale au nombrilisme. Elle propose une autre perception du temps et offre une alternative salutaire à un rapport au monde réduit essentiellement au lien entretenu aux diverses images multipliées de ce monde. Cette intensification du regard conduirait assurément à une intensification du rapport au réel.
« Ce que je n’ai pas dessiné, je ne l’ai pas vu » (Goethe)
Signe gravé et signe dessiné
L’entaille gravée, premier geste de l’artiste graveur, n’est pas le signe, contrairement au tracé du dessin. Elle est le signe en attente, en suspens, inversé, qui , pour être révélé doit être imprimé. Le geste qui trace, grave, creuse ou sillonne laisse dans la matière sa mémoire. L’image imprimée est un transfert, un report, un retour figuré de cette mémoire inscrite dans la matrice.
Ces signes rendent comptent du plaisir de l’entaille, du creusement, ou de l’évidement, et renvoient inévitablement, en terme de création, à une symbolique érotique et archaïque. Le graveur Maurice Maillard l’évoque dans un très beau texte :
» La gravure incise la permanence de la matière. L’estampe est transfert. La matrice est instance, l’épreuve est dévoilement » .
Ils sont aussi caractéristiques d’une expressivité spécifique induite par la résistance de la matière face au geste qui l’entame et par la technique utilisée (netteté et pureté du burin, velouté de la pointe sèche, vaporeux et grain de l’aquatinte, vigueur et franchise de la xylographie). Les techniques de la gravure imposent des règles au geste. Il ne peut être aussi libre qu’en dessin. Avec un fusain on peut travailler en légèreté ou en puissance, en effleurant ou en écrasant le support, avec un burin il faut accepter les règles de prise en main, la résistance relative de la plaque de métal. Le geste qui peut être rapide, doux, fluide en dessin va être plus mesuré, freiné, contraint en gravure. Il sera aussi un peu plus limité en puissance et en ampleur même si les combinaisons de techniques permettent de palier ces apparentes difficultés. Ceci définit des registres de signes bien particuliers. Ces contraintes sont acceptées par le graveur et il peut les exploiter, les surmonter selon ses ambitions et son talent.
La lithographie a un statut particulier dans le monde de l’estampe car elle est bien une technique de report où encrage, qualité du support ont leur importance mais le geste qui trace relève beaucoup plus du dessin que de la gravure. Pas de creux ni d’entaille et les outils sont très similaires à ceux du dessin (craie grasse, pinceaux et encres, plume).
Autre distinction notable entre signe gravé et signe dessiné : le dessin autorise les reprises, les effacements rapides selon l’impulsion. En gravure, sauf dans le cas particulier de la manière noire, tout repentir est quasiment impossible, ou du moins le plus souvent problématique. L’acte créatif y est plus définitif. L’entaille gravée est une incision, une décision qu’il faut assumer.
De l’importance de la matrice
Le lent processus de fabrication de l’image, artisanal, manuel et mécanique, est très important pour les artistes graveurs. Il semble donner à l’estampe une intensité et une profondeur bien particulières, inimitables par d’autres techniques. N’en déplaise aux adeptes de la digigraphie ou de » l’estampe numérique « … La genèse de la matrice est un moment clé. Elle est l’origine de l’image mais matérialise en même temps son absence. L’image est latente. La matrice contient un dessin en puissance, prêt à être diffusé. A la créativité artisanale qui conduit à la réalisation de la matrice, mélange de savoir d’artisan et de talent artistique, s’ajoutent aussi les possibilités de créativité lors de l’impression et du tirage. La magie du tirage est un moment fort pout l’artiste graveur. En marge du dessein initial des images imprévues peuvent toujours advenir.
De la nécessaire autonomie
L’exploitation de caractéristiques plastiques spécifiques, mais aussi l’émancipation des contraintes liées à la reproduction et au multiple, ont permis de considérer la gravure comme un champ plus large qu’un simple registre de techniques. La notion de report, les qualités des encrages, le potentiel créatif lors des tirages ont donné à la gravure ses lettres de noblesse (qualités spécifiques que les amateurs continuent d’apprécier).
On n’attend pas d’un art qu’il en singe un autre. On peut se souvenir de la photographie qui a su s’émanciper du pictorialisme pour être considérée comme un art à part entière, et non une simple technique de reproduction ou un pastiche des autres arts. La gravure ne cherche pas à se fondre ou à se confondre avec d’autres techniques de productions d’images. Elle n’a pas cherché à imiter la photocopie, il y a quelques années, ou aujourd’hui, l’infographie, sous prétexte que ces techniques seraient plus récentes et donc plus « modernes ». La modernité de la gravure se situe ailleurs. Elle est à prendre au sens où Clément Greenberg la formule, en la liant à la question de l’autonomie et de la pureté de l’art : « En art la pureté consiste dans l’acceptation (consentie) des limites du médium propre à chacun des arts » (La peinture moderniste 1965).
L’estampe contre l’indifférenciation
La gravure propose un répertoire d’instruments expressifs aux sonorités et aux registres mélodiques très caractéristiques. Le principe du report, la possibilité de reproductibilité, même minimale, sont constitutifs de ces techniques. La gravure offre des qualités expressives particulières et une nature d’objet artistique spécifique qu’il convient, aujourd’hui plus que jamais, de préserver dans un monde saturé d’images le plus souvent destinées à une consommation rapide. L’estampe reste une image qui peut résister, faire front, face à l’indifférenciation, la banalisation et la confusion. Car toutes les images ne se valent pas, loin s’en faut. Changer leur nomination ne suffira pas à transformer leur nature.
L’estampe, figurative ou non, image imprimée à partir d’une matrice, est une surface plane où formes, masses, surfaces, signes s’organisent et se composent. A ce titre elle est naturellement un dessin. Ce qui différencie dessin et estampe réside surtout dans ce qui précède la naissance de l’image. L’estampe met en jeu les mêmes constituants formels et utilise les mêmes principes plastiques. Elle sera multiple, sous certaines conditions (limitation des tirages, numérotation) tandis que le dessin restera unique. Cependant la réciproque n’est pas assurée : il ne suffit pas qu’une image soit multiple, numérotée et signée, pour être une estampe.
Choisir de s’exprimer par la gravure, c’est accepter certaines contraintes techniques mais c’est aussi garantir un statut particulier d’image artistique : une image originale , créée par un artiste , à partir d’une matrice, fondée sur le principe du report, dans un contexte d’édition défini, une image moins chère qu’un dessin ou une peinture mais restant de très bonne qualité matérielle par le soin porté au choix du papier, par l’intensité inégalable des pigments, et par la résistance durable des encres.
Choisir la gravure, c’est consentir librement à un registre d’expression spécifique. C’est une manière, détournée, indirecte, de pratiquer un art du dessin à partir d’une typologie plastique particulière et, dans le meilleur des cas, inimitable par d’autres techniques.
mai 2012